Le voyage post-moderne: chose impossible ?

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Un besoin hypermoderne d’extension de soi

Le monde nous apparaît comme à conquérir, par la connaissance ou par l’exploration. La modernité nous y enjoint. Pour conquérir ce monde, nous tentons inlassablement de rendre les processus plus efficaces, de baisser les coûts, de sécuriser les choses. Pour le dire autrement, nous voulons rendre les choses plus disponibles pour satisfaire notre besoin d’extension sur le monde. Les agences de voyages ne font pas autre chose lorsqu’elles facilitent à leurs clientèles la conquête de nouvelles parties du monde, encore vierges du passage de visiteurs. De fait, les agences de voyages fournissent un travail de mise en visibilité et en accessibilité. Elles publicisent les destinations qu’elles vendent, et organisent le voyage. Quant aux aspirants voyageurs, ils cherchent auprès des agences à repousser leur horizon de connaissances, par l’extension physique du monde connu d’eux : s’éloigner du lieu de résidence pour visiter ce qu’il reste d’étranger, ailleurs dans le monde.

Le recul du monde : une réaction à la volonté de maîtrise

Or, cette mise à disposition du monde empêche paradoxalement la connexion au monde puisque la résonance est constitutivement indisponible. Il est en effet impossible de déterminer à l’avance comment et combien je serai transformé par une expérience de voyage. Est-ce que mon séjour dans le désert de Namibie va me placer en position de destinataire parce que je me sentirai interpellé ? Est-ce que je serai ému par ce paysage ? Est-ce que je vais me sentir relié à ce désert ? Est-ce que je serai transformé totalement par mon séjour dans le désert de Namibie ? On ne peut promettre ce que l’on ne peut faire advenir avec certitude. C’est pourtant à réaliser une expérience de résonance que s’offre le tourisme solidaire et proche de la nature notamment …

L’effet de la pandémie

De façon inattendue, la pandémie a facilité les expériences de résonance. La pandémie a en effet donné un coût d’arrêt à nombre d’activités touristiques et de loisirs, imposant aux consommateurs un vide déstabilisant. Habituellement rythmées par les rappels d’évènements à venir, nos journées sont devenues plus silencieuses. On pourrait dire que le temps est devenu indisponible en raison d’une incapacité à planifier : Personne ne pouvait en effet prédire de quoi seraient fait les mois qui s’enchaîneraient. L’évolution de la pandémie était incertaine. L’espace était lui aussi réduit à une portion congrue en raison des restrictions au voyage. C’est précisément cette indisponibilité partielle qui a favorisé la réalisation d’expériences de résonance.

Paradoxalement, ce mutisme a donc ouvert à des expériences d’intériorité inédites. C’est l’interprétation de Hartmut Rosa, philosophe allemand. Selon lui, cette indisponibilité de circonstance a permis d’entrer en résonance avec des choses et des êtres qui nous étaient devenus étrangers à force de les savoir disponibles. A force d’être à portée de bourse, de clics ou de main, elles étaient devenues inatteignables.

Des mois durant, la vie a ralenti, ce qui est inédit, tant le moindre créneau horaire est d’ordinaire associé à une tâche à accomplir. Durant la pandémie, les annulations d’évènements du quotidien et au-delà ont libéré un espace jamais vu dans nos agendas. Dès lors, il a de nouveau été possible d’écouter la musique qui nous touche, de lire le livre qui nous parle, d’apprendre à tricoter et donc d’exercer ces accès à des expériences de résonance avec nous-même et avec le monde qui nous entoure.

De prime abord, la pandémie a été une opportunité pour entrer en résonance avec notre environnement et notre propre corps. Après réflexion, il faut sans doute convenir qu’il s’agit-il là d’un point de vue élitiste car si la décélération est incontestable, elle a été distribuée de façon très inégalitaire au sein de la population : certains d’entre nous se sont retrouvés avec une charge supplémentaire à endosser, d’autres ont bien vécu une décélération mais suite à un licenciement – ce qui bien sûr, est vécu comme une menace existentielle.

On a aussi pu observer que l’habitus actif a été responsable du mal être (→ lire le billet sur la dépression) ressenti par certains d’entre nous durant cette pandémie. Par ailleurs, l’indisponibilité du monde physique a pu conduire à un repli sur le monde digital. Enfin, la pandémie a aussi pu être le moteur d’un désillusionnement, faisant prendre conscience à certains que l’envie peu subitement manquer lorsque le temps est à profusion.

Des offres touristiques de déconnexion

Surfant sur cette volonté réactualisée de se couper du monde digital pour retrouver le sens premier du voyage, des acteurs touristiques font la part belle aux offres de décélération de nos vies. Adressant les besoins de sociabilité et de self-care, les opérateurs touristiques proposent par exemple des séjours déconnectés, voire des séjours de détox numérique. Le site cabane.ch propose dans cette veine plusieurs niveaux de déconnexion. Le paradoxe n’est pourtant jamais loin : la mise en scène des expériences de déconnexion sur les réseaux sociaux en est une illustration.

À croire une étude récente, en 2019, 61% des Français saisissent leur smartphone dès le réveil et un Français sur deux l’utilise toutes les dix minutes. Ils sont tout aussi nombreux à avoir tenté d’en réduire l’utilisation. La Fear of missing out (Fomo) explique pour partie la difficulté de cette déprise. L’utilisation déraisonnée du smartphone ouvre donc un nouveau marché de « curistes ».  

Retraites spirituelles silencieuses et pèlerinages sont des exemples de déconnexion engagée et bien connue. Moins connues sont les offres de l’opérateur Off the Grid Travel qui va jusqu’à proposer des séjours dans des zones blanches, donc dépourvues de services de communication électronique. L’entreprise Unplugged Weekend propose quant à elle des week-ends pour apprendre à gérer ses habitudes numériques. On peut supposer qu’à l’avenir les touristes interrogeront encore davantage la place du numérique dans leurs temps de loisirs. Pour les acteurs touristiques, il s’agira donc de trouver le point d’équilibre entre un niveau de confort satisfaisant le client, sans pour autant trop rogner sur l’impératif de vacances du quotidien numérique. L’équation est tout sauf simple quand on sait que le service design capitalise beaucoup sur les facilités aux clients offertes par le numérique (→ lire l’input sur le low-touch versus high-touch).

Out of Reach vend "l'aventure des temps modernes" - Crédit photo : OOR

En guise de conclusion, il est intéressant de relever que la publicisation sur les réseaux sociaux de ses expériences de vacances est aussi une façon pour le voyageur de donner davantage de sens aux expériences vécues et de réduire le décalage entre ses attentes et les réalités du voyage. Peut-être faut-il arrêter de vouloir superposer des usages qui se mêlent intimement, jusqu’à redéfinir les notions mêmes de distance et de voyage ? La tendance à la frugalité promet de faire encore évoluer notre rapport au monde et c’est tant mieux.

Ce billet est basé sur le reportage de la RTS « À l’écart du réseau et des écrans, la nouvelle destination touristique branchée », la revue Espaces n°356 et les livres « Accélérons la résonance ! » des Editions Le Pommier, 2022 et « Rendre le monde indisponible » de l’éditeur La découverte, 2022.