Les places de marché et les raisons de leurs succès

L’hyperconsommation malgré la crise

 

Satisfaire ses besoins de base n’est plus le moteur de la consommation aujourd’hui. La consommation a été découplée de ces besoins dès les Trentes Glorieuses. Cette période d’après-guerre a consacré la société de consommation, qui voit aussi l’avènement des loisirs. On aurait pu penser qu’on en resterait là, mais il n’en a rien été. Dès les années 80, on entre dans l’ère de l’hyperconsommation, les marques jouant alors sur le caractère innovant de leurs produits tout en stimulant les ressorts du désir des consommateurs, pour vendre alors que même les besoins de base sont déjà satisfaits. D’ailleurs, bien que baissière aujourd’hui en raison de la pandémie de Covid, la dynamique du pouvoir d’achat ne reflète pas vraiment la situation de crise qui sévit pourtant. La tendance à l’épargne est moindre (cf. graphique ci-dessous), la propension à l’achat faisant son retour – et ce malgré la subsistance de fortes incertitudes géopolitiques.

Figure 1, La tendance baissière du taux d'épargne des ménages se maintient en 2022. Source: Eurostat, 2022.

 

D’une part, cela témoigne de la place prépondérante qu’occupe encore la consommation dans nos vies. D’autre part, cela est à mettre en lien avec les stratégies contemporaines d’incitations à la consommation qui prennent à rebours le discours politique faisant l’apologie de la sobriété. Concernant cette incitation, Ph. Maoti estime qu’elle répond à des tentatives individuelles de contournement de l’austérité économique. La négociation individuelle de la contrainte budgétaire passe en effet souvent par l’achat à prix dégriffés. Poussée à son paroxysme, cette logique revient à « acheter un rabais plutôt qu’un produit ». Et le e-commerce y est pour beaucoup dans cette consommation addictive : Des boutiques en ligne sans horaires et une offre pléthorique (en particulier sur les places de marché) souvent à bas prix attisent le désir d’achat. La contrepartie écologique et humaine à payer est, elle, énorme. À cet égard également, la politique d’Amazon est régulièrement pointée du doigt (cf. graphique ci-dessous). Comprenant l’impact en termes d’image, l’entreprise américaine a d’ailleurs récemment entrepris d’investir massivement dans les énergies renouvelables… Pour booster ses ventes en e-commerce, Booking, entretient le sentiment d’urgence tout en simplifiant à l’extrême la procédure d’achat grâce à un design efficace et ergonomique.

 

Figure 2, En 2015, Amazon était parmi les plateformes en ligne les plus polluantes. Source : Greenpeace, 2015.

 

Pour résumer, tout un chacun souhaite « des objets « à vivre » plus que des objets à exhiber, on achète moins (…) pour parader, afficher une position sociale qu’en vue de satisfactions émotionnelles et corporelles, sensorielles et esthétiques, relationnelles et sanitaires, ludiques et distractives ». Ce n’est plus la lutte des classes qui organise le champ de la consommation, mais la demande d’évasions toujours renouvelées. Il est alors aisé de comprendre que la pandémie a eu un effet de levier à plus d’un titre sur les achats en ligne : L’enjeu émotionnel explique pour partie pourquoi le niveau des dépenses de voyage est resté relativement haut en période d’inflation et pourquoi les intentions de voyage restent inchangées.

 

La consommation plateformisée et la déroute des acteurs touristiques traditionnels

 

En 2020, selon Digital Commerce 360, les cent plus grandes places de marché à travers le monde ont totalisé 62% des ventes en ligne mondiales. Durant cette même année, Amazon réalise un chiffre d’affaires de 386 milliards de dollars (Maoti, 2021). À l’instar d’Amazon, Airbnb a gagné en puissance, encore tout récemment en signant une croissance à deux chiffres au premier trimestre 2022 (+70% par rapport à 2021).

 

Figure 3, Extrait de « Amazon. Chaire à carton ». Source : La revue dessinée, automne 2020.

 

A contrario de ce qu’on a imaginé un temps, la facilitation des relations directes de personnes à personnes sur la toile n’a donc pas eu raison du phénomène d’intermédiation. Bien plus, la diffusion du numérique a profité aux plateformes numériques qui ont su capter la donnée, la traiter et la valoriser. Ce qu’il est convenu d’appeler les « agences de voyages en ligne » est un exemple de la réintermédiation qui a opéré dans le secteur du voyage (cf. infographie ci-dessous). Certaines places de marché font en effet le pari de la spécialisation, avec l’espoir d’« attirer des marques spécialisées trouvant plus valorisant d’être exposées dans un environnement dédié » plutôt que dans un univers de consommation généraliste.

 

Figure 4, La réintermédiation. Source: FourWeekMBA

 

Ce succès de la réintermédiation a été suffisamment interrogé et enquêté pour que l’on puisse aujourd’hui énoncer les ingrédients de la potion magique. Les effets cumulatifs des places de marchés ont été analysés  par Ph. Maoti dans son dernier ouvrage. 

La diversification des activités et services (services bancaires, hébergement de données, système d’exploitation …) de certaines grandes places de marché est un moyen de multiplication rapide des revenus. Ce faisant, certaines se concurrencent sur des activités, sortant de ce fait d’une situation originelle quasi monopolistique (cf. graphiques ci-dessous) : l’e-commerce pour Amazon, les produits électroniques pour Apple, la publicité sur les recherches Google, et sur les réseaux sociaux pour Facebook, par exemple. Toutes les tentatives de déploiement ne sont pas couronnées de succès : Lancée en 2015 par Google, la fonctionnalité « Réserver un vol sur Google » disparaîtra pour les internautes américains à partir de mars 2023. Elle a déjà été désactivée pour les utilisateurs non américains le 30 septembre 2022. Le sort de cette fonctionnalité réservée aux hôtels a connu le même sort funeste en mai 2022. Dans le secteur du voyage, Google reste néanmoins compétiteur d’Airbnb notamment grâce à l’application Google Trips. Mobile et gratuite, elle permet d’organiser tous les aspects administratifs du voyage : billets d’avion, réservations d’hébergements, tickets divers.

 

 

Dans le secteur resserré du voyage, les effets cumulatifs des places de marché font de ces dernières des cheffes de file du commerce en ligne difficiles à détrôner. Ayant notamment imposé des standards inégalés en termes d’expérience d’achat, Booking et Airbnb – pour ne nommer qu’elles – font régulièrement vaciller l’espoir de ceux qui se demandent comment renverser la tendance.

Alors quelles stratégies pour une contre-offensive ? Tous ne pourront se lancer dans la course, tant il est nécessaire de s’être constitué une large audience, d’avoir des connaissances natives dans la gestion de données, et de disposer de moyens financiers considérables à investir dans la Ra&D. Soyons clairs : hormis les grands noms du numérique, tels Google et Facebook, nul ne peut à ce jour sérieusement concurrencer les places de marché existantes.

Notons toutefois que des projets de réglementation tentent de contrer les champions numériques. L’objectif de ces projets est de rendre l’accès aux clients plus aisé et donc de briser un quasi-monopole des géants du numérique. Dans le secteur du voyage, l’alliance d’acteurs de la distribution en ligne, aidée par une vague réglementaire anti-Airbnb, pourrait faire bouger les lignes. Reste que la condition au succès d’une contre-offensive collective ne se limite pas à la mutualisation des compétences, des infrastructures et des investissements. Pour cela, il importe d’offrir une couche servicielle et relationnelle qui réponde aux attentes clients du moment. C’est un élément différenciateur qui permettrait de desserrer l’étau de la concurrence par les prix. En effet, « plus la dimension servicielle est forte, plus le prestataire doit être en relation directe avec ses clients » (Moati, 2021). Une gageure puisqu’il nécessite notamment de revoir le modèle économique d’origine (distribuer des produits) et donc la culture d’entreprise.

Ce billet est basé sur les livres « La plateformaisation de la consommation. Peut-on encore arrêter l'ascenssion d'Amazon? », Ph. Maoti, Editions Gallimard, 2021 et « Le bonheur paradoxal. Essai sur la société d'hyperconsommation », Gilles Lipovetsky, Gallimard, 2009.

Crédit photo de l'image en titre: https://www.affacturage.fr/definition/place-de-marche-marketplace/